“Si un jour je rentre en France, vous croyez que les gens vont avoir peur de moi ? Parce que je ne suis pas un enfant normal, moi…” Sur le canape use du bureau dans lequel il se trouve, Asad, la voix etranglee, se tord les mains febrilement en cette mi-janvier. Nous avons rencontre cet adolescent de 15 ans pour la premiere fois il y a deux ans, ici, dans le nord-est syrien, au cours d’un reportage dans ce meme etablissement, un centre educatif ferme tenu par les autorites kurdes.
Son histoire est semblable a celle de beaucoup d’enfants de jihadistes europeens. Fils de refugies politiques tchetchenes, il grandit en region parisienne, a Bretigny-sur-Orge (Essonne), va a l’ecole primaire, a une maitresse et des copains qu’il aime bien. La vie d’un enfant comme les autres, qui considere la France comme son pays et n’imagine pas son avenir ailleurs.
Mais un jour de 2015, son pere, refugie tchetchene en France depuis 2008, lui annonce qu’ils partent en vacances en Turquie, avec ses deux grands freres. Et Asad, 9 ans, alors eleve de CE2, se retrouve en Syrie, a Raqqa, la capitale du groupe Etat islamique. Que fait-il la-bas ? Que voit-il ? Difficile de le savoir exactement.
Il affirme qu’il n’a pas ete combattant et qu’il ne sortait pas de chez lui. Il y a dans tous les recits des enfants de jihadistes de grosses zones d’ombre : pour les professionnels de la petite enfance, la memoire de certains jeunes prefere se plonger dans le noir pour occulter l’indicible.
Asad vit pendant trois ans a Raqqa, jusqu’a ce que son pere et ses freres meurent, assure-t-il, dans un bombardement. Sur le conseil de femmes du quartier, le jeune garcon, desormais seul et sans reperes, decide de se rendre aux soldats kurdes, qui menent alors la bataille en premiere ligne contre le groupe Etat Islamique. “Je pensais qu’ils appelleraient la France et que deux jours apres je serais rentre chez moi, que je pourrais retrouver ma mere restee la-bas”, souffle-t-il.
L’armee kurde recueille le jeune garcon et le place dans ce centre educatif ferme en fevrier 2018. Les kurdes signalent a la France l’existence de cet enfant qui assure venir de Paris. Aucune reponse. Il faut dire que la position de la France sur le sujet est tres prudente, avec un retour au cas par cas, orphelins et malades en priorite. Le debut d’un long silence incomprehensible pour Asad. Dans cet etablissement, qui accueille de jeunes Syriens, Franco-Algeriens, Turcs, tous enfants de combattants, les enseignants appliquent un programme de “desendoctrinement”, ponctue de cours de psychologie et de matchs de foot.
Asad, lui, n’a qu’une idee en tete, depuis le debut : rentrer chez lui, en France. C’est ce qu’il nous explique quand nous faisons sa connaissance en decembre 2018. Il nous supplie de l’aider a retrouver sa mere, restee en region parisienne.
“Sur une carte de France, je peux te montrer ou elle est, ma mere. Et tu peux aller la chercher.”
a France Televisions
Difficile de rester insensible a la detresse de ce gamin aux cheveux bruns et au regard triste, perdu dans cette plaine grise et ventee du nord-est syrien, loin de chez lui, victime des choix d’un pere jihadiste qui l’a entraine dans l’abime. Ce jour-la, nous ne lui avons rien promis. Mais, a notre retour en France, nous avons cherche, et reussi a localiser sa mere trois semaines plus tard. Nous lui avons montre les images de son fils. Sous son voile colore, cette femme tchetchene a pleure de joie en silence. Elle pensait son cadet mort, comme ses autres fils. Elle etait separee du pere de ses enfants quand ils sont partis en Syrie et assure n’avoir rien su des projets jihadistes de son ex-mari.
Lors de notre retour dans cette prison situee dans le nord-est de la Syrie deux ans plus tard, et apres nos demandes aupres des autorites kurdes, Asad a pu reprendre le contact avec sa mere par telephone. Quelques minutes, de temps en temps, pour retisser un lien fragile mais precieux. “Quand je parle a ma mere, je ne lui dis pas grand-chose, je garde tout pour le moment ou on sera ensemble, c’est mieux”, confie-t-il, les yeux pleins d’espoir.
Mais pour le moment, les demarches de sa mere en France pour rapatrier son fils restent vaines face a la complexite du dossier. “Pourquoi la France ne nous prend pas ? Pourquoi on nous laisse ici ? C’est pas chez moi, lance-t-il en cherchant ses mots, lui qui ne parle plus beaucoup francais. Je suis arrive ici le 2 fevrier 2018, ca va faire trois ans. Je veux vivre, moi, je ne veux pas mourir ici.”
Le probleme est que le rapatriement des enfants de jihadistes est une question delicate pour le gouvernement. La doctrine francaise est toujours la meme que lors de l’arrivee d’Asad dans cette prison. Seuls 35 petits Francais ont ete rapatries. Il en reste encore 250, essentiellement dans les camps kurdes de Roj et Al-Hol, dans un contexte ou l’opinion publique reste reticente a un retour de ces enfants qui font peur.
Et la situation d’Asad est inextricable : il est tchetchene, le statut de refugie politique de ses parents est remis en cause par le depart de son pere jihadiste vers la Syrie. Son cas est donc loin d’etre prioritaire. “Le soir, j’ecris tout ce que j’ai dans le coeur, mais apres je dechire tout, parce que je suis trop en colere”, souffle-t-il.
Les responsables du centre le confirment, Asad est de plus en plus nerveux ; l’epuisement le gagne ; il ne supporte plus l’enfermement, les questions sans reponse, l’injustice de sa situation. Le petit garcon, arrive a l’age de 9 ans en Syrie, a aujourd’hui 15 ans. L’age ou l’on conteste, ou l’on s’interroge, ou l’on a envie de
liberte.
Sur son visage, les premiers boutons d’acne grignotent ses joues et son nez. Il voudrait une creme pour les soigner parce qu’il en a “de plus en plus”. Il souhaite retrouver sa mere pour qu’elle s’occupe de lui, qu’elle lui achete des baskets Puma et des maillots du PSG. Il s’inquiete pour elle aussi. “Elle n’a pas le coronavirus, hein ?” On le rassure. L’adolescent, coupe du reste du monde, est avide d’informations, il enregistre chaque petit detail que nous lui donnons sur la France, les morts du virus, la crise sanitaire, les restrictions. “C’est mieux de tout fermer en France si c’est la seule solution pour arreter le virus, non ?”, lance-t-il.
Selon les responsables du centre, il a les capacites pour se reintegrer facilement en France. C’est un jeune reflechi et calme, qui ne veut plus entendre parler de la vie sous le groupe Etat islamique, cette vie qu’il n’a pas choisie. Et qui reve du monde qui lui est interdit, de l’autre cote des murs du centre.
“En France, c’est beau dehors ?”
a France Televisions
Avant notre depart, il nous remet un cadeau pour sa mere : un portefeuille qu’il a brode lors d’un cours d’education manuelle. Les perles cousues dessinent des coeurs et un “I love you”, charges de tout le manque qui est le sien. Et de l’absence de sens de son existence. La premiere fois qu’on l’avait rencontre, il nous avait dit qu’il voulait travailler plus tard dans un supermarche pour vendre ses barres chocolatees preferees, qui lui manquaient en Syrie.
Aujourd’hui, il balaye ce reve d’enfant encore naif : “Si j’etais en France, j’irais a l’ecole, j’apprendrais plein de choses. Ici je perds mon temps… s’il vous plait, prenez-moi, mettez-moi en prison en France si vous voulez, meme si je n’ai rien fait de mal. Je veux juste partir. Je ne voulais pas venir en Syrie, moi.”