Masques : malgré la production “made in France”, le secteur public s’approvisionne toujours… à l’étranger

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Un gouvernement qui défend la production de masques “made in France” mais un secteur public qui en commande souvent à l’étranger. Voilà le grand écart que connaît actuellement le marché du masque, près d’un an après le début de la pandémie de Covid-19 dans l’Hexagone.

Le 31 mars 2020, en visite à Saint-Barthélémy d’Anjou (Maine-et-Loire), dans l’usine du fabricant Kolmi-Hopen, Emmanuel Macron fixait un objectif de “souveraineté” sur la production de masque.

“Je veux que d’ici la fin de l’année nous ayons obtenu cette indépendance pleine et entière.”

en visite dans une usine de masques

Quelques mois plus tard, pour répondre à la crise de surproduction de masques lavables confectionnés par des entreprises du textile français, Bercy lançait une mission, pour là aussi défendre le masque français. Dans le même temps, un groupement d’acteurs du secteur se met en place, Savoir Faire Ensemble, dont l’ambition est, encore aujourd’hui, de “booster l’écosystème de la fabrication française”. La défense du masque “made in France” est lancée.

Mais près d’un an après le début de la crise, le secteur public commande toujours souvent à l’étranger. C’est ce qui se dessine lorsqu’on épluche le Bulletin officiel des annonces de marchés publics (BOAMP), dans lequel chaque région, département, métropole ou institution publie une offre publique lorsqu’elle veut acheter pour plus de 90 000 euros de masques. Entre le 1er septembre et le 31 décembre 2020, franceinfo a recensé 35 appels d’offre, souvent divisés en différents lots. Et ceux-ci ont été attribués à 64 entreprises.

Une minorité d’entre elles est étrangère. La Métropole Nice Côte d’Azur a par exemple attribué une partie d’un de ses marchés, pour un lot de masques chirurgicaux, à la société polonaise Mawerick-Eko. Le conseil départemental des Yvelines, lui, a commandé des masques lavables à Desfileribalta, une entreprise portugaise. La majorité des entreprises ayant remporté ces appels d’offre sont bien françaises, mais leurs masques sont parfois loin de l’être. De fait, les cinq entreprises françaises dont les noms reviennent le plus fréquemment importent leurs masques de l’étranger : de Chine, du Vietnam ou de Tunisie.

C’est le cas de NM Medical, filiale du groupe Novomed, qui a remporté des lots dans six appels d’offre. Ses masques chinois vont notamment garnir les stocks du Sénat, du conseil général du Var, de celui des Bouches-du-Rhône ou de la ville de Lens. Fondée en 1993, l’entreprise était, dès avant la crise, spécialisée dans le matériel médical, notamment pour les blocs opératoires. Son patron, Hervé Liebermann, précise à franceinfo que ses produits sont “fabriqués sous nos méthodes, nos brevets, nos concepts”.

Autre exemple, ITS Digit, petite entreprise employant 10 personnes à Vichy (Allier). Celle-ci achète ses masques lavables grand public en Europe, mais ses masques jetables viennent également de Chine. Et la PME livrera le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) ainsi que le département du Nord. Les masques lavables de la société Lamy SAS, en provenance du Vietnam, seront eux livrés au conseil général du Var, de l’Oise ou de la Métropole Nice Côte d’Azur.

Étant donné le grand nombre d’entreprises et le travail nécessaire pour identifier la provenance des produits, il est difficile de savoir quelle est la part exacte des masques qui viennent au final de l’étranger. Mais en interrogeant plusieurs entreprises sur l’origine de leurs produits et en consultant un document du ministère de l’Economie, on dénombre environ un tiers d’appels d’offres remportés par des entreprises dont les masques viennent de l’étranger. La Métropole Nice Côte d’Azur a par exemple attribué, les 27 novembre et 5 décembre derniers, des appels d’offres à 9 entreprises, dont 6 fournissent des masques importés de Tunisie, de Chine ou du Vietnam.

Les entreprises ont été sélectionnées sur des critères précis en plus du prix, justifie la Métropole Nice Côte d’Azur. Et de lister “le respect de la réglementation en termes de qualité de filtration, le confort des masques et leur esthétique, et le nombre de lavages prévus”. “La loi nous interdit d’instaurer une préférence nationale ou locale pour ce type d’achat”, fait savoir la Métropole Nice Côte d’Azur, qui précise que “lors de la distribution de masques réutilisables aux Niçois lors du premier confinement, nous avons eu comme principaux fournisseurs des sociétés telles que Les Lainières de Picardie, Coco et Rico ou encore la société Résilience”

Le Sénat a de son côté commandé ses masques auprès de NM Medical et ABC Distribution, deux entreprises françaises dont les masques viennent de Chine. “Outre le critère obligatoire du prix, le règlement de la consultation comportait un critère technique fondé sur l’examen du modèle de masque et de la fiche technique fournis à l’appui de l’offre et sur le délai de livraison”, font savoir les services du Sénat. Autre exemple, le Centre national de la fonction publique territoriale, qui a commandé des masques jetables auprès de quatre entreprises, dont deux, ITS Digit et Precogs, qui importent aussi leurs masques de Chine.

Toutes les collectivités ou institutions contactées invoquent, à raison, les clous de la loi. “Il ne peut y avoir de critère de protectionnisme relatif à l’origine géographique des produits, note justement le CNFPT. La réglementation européenne des marchés publics interdit un critère ayant trait à l’origine géographique des produits.” Une explication confirmée par Jean-Marc Peyrical, maître de conférence en droit public et président de l’Association pour l’achat dans les services publics.

“Si une collectivité ne respecte pas cette règle européenne de mise en concurrence, une entreprise qui a perdu l’appel d’offre peut l’attaquer devant un juge administratif pour favoritisme.”

à franceinfo

Quelques critères, comme la note environnementale, permettent néanmoins de réduire les chances d’un produit venant de l’autre bout de la planète. “Si on inclut le critère de rejet de CO2, plus une entreprise produit loin, plus ce critère jouera en sa défaveur”, explique Jean-Marc Peyrical. Mais le recours à cette option, qui peut peser sur 10 à 20% seulement de la décision finale, est encore loin d’être généralisé. “On peut demander des délais précis d’approvisionnement, spécifier certaines clauses concernant le droit du travail ou des aspects environnementaux… Mais on ne peut pas spécifier la provenance des produits, si elle respecte des normes et des règles commerciales et internationales”, ajoute Olivier Rousseau, directeur adjoint des services de la Métropole de Rouen.

Il y a bien eu une période où les règles étaient plus souples. Au printemps 2020, l’urgence sanitaire met en pause les règles de la concurrence. Stéphane Péron s’en souvient bien. Délégué général de la Fédération nationale des fabricants de fournitures administratives civiles et militaires, il accompagne une cinquantaine d’entreprises du textile pour répondre à des appels d’offre. “A cette époque-là, rappelle-t-il, il a été possible de faire du gré à gré, en faisant jouer le critère d’urgence impérieuse. Ils nous commandaient directement, il n’y avait pas de concurrence, ça allait vite”.

Mais aujourd’hui, les règles courantes ont repris le dessus, alors même que la France produit 100 millions de masques jetables par semaine et que des stocks de matières premières françaises pour des masques lavables prennent toujours la poussière dans les hangars d’entreprises hexagonales. “C’est une aberration, pour moi”, déplore Pierric Chalvin, délégué général d’Unitex, l’union des entreprises textiles de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui défend un plus large recours aux critères environnementaux dans les marchés publics. “Il y a une valeur d’exemplarité que l’on doit attendre des collectivités et des services de l’Etat, ils ont vraiment un rôle à jouer”, tempête-t-il.

“Le prix de peut pas être leur seul critère pour attribuer un marché.”

à franceinfo

“Il y a un vide entre le discours politique qui pousse sur le plan national à l’achat local, et une réalité qui a du mal à se transposer à l’échelle locale. Il faudrait changer les directives européennes, rebattre les cartes, mais ça me paraît compliqué”, conclut Jean-Marc Peyrical. Un responsable au sein d’une Métropole, qui préfère rester anonyme, en convient : “C’est un peu schizophrène.”