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“C’est un secret entre nous” : quand les adultes reduisent au silence les victimes d’inceste

Ca se passait dans la piece principale, quand personne n’etait dans la maison. Ou l’apres-midi, quand j’allais faire la sieste avec lui. Il m’a dit : ‘C’est un secret entre nous.'” La premiere fois qu’Annabelle* a ete violee par son grand-pere paternel, elle avait 4 ou 5 ans. Son premier souvenir est flou, mais la suite, elle s’en rappelle tres bien. Il a continue a chaque fois qu’elle etait en vacances chez lui. Jusqu’a ses 8 ans, quand ses grands-parents, devenus trop ages, ne pouvaient plus s’occuper d’elle. Annabelle a accepte de livrer son recit a franceinfo, comme trois autres victimes, alors que le mot-cle #MeTooInceste suscite, depuis le 16 janvier, une vague de recits sur Twitter. Ces centaines de temoignages ont surgi dans le sillage de la publication du livre La Familia grande (ed. Seuil), dans lequel Camille Kouchner raconte comment son beau-pere, le politologue Olivier Duhamel, a agresse sexuellement son frere jumeau lorsqu’il etait adolescent, a la fin des annees 1980.

“Une fois, ma grand-mere a vu ces gestes, poursuit Annabelle. On faisait les bagages. J’etais assise sur les genoux de mon grand-pere. Il me touchait. J’ai apercu la tete de ma grand-mere a travers la veranda. Elle nous regardait. Quand je l’ai vue, je suis partie en courant et en pleurant… Puis j’ai entendu ma grand-mere dire a mon grand-pere : ‘Oh la la, tu fais ca… Il faut que ca cesse. Sinon je ne reverrais plus ma petite-fille.'”

“Elle a scelle le silence en moi. Parce que j’ai compris que si je parlais, je lui ferais du mal.”

a franceinfo

Aujourd’hui, la parole se libere sur les reseaux sociaux. Pourtant, le sujet reste un tabou profondement ancre dans la societe et encore minimise, en premier lieu dans les familles concernees. Pourtant pres de 6,7 millions de Francais en auraient ete victimes, soit pres d’un sur dix, selon une recente etude de l’association Face a l’inceste.

>> Pourquoi il faut arreter de detourner le regard sur la banalite de l’inceste

“Ce qui est particulier avec l’inceste, c’est que les crimes ont lieu dans la famille. Les victimes y sont piegees, car tant qu’on est en contact avec cette famille, il y a manipulation et coercition”, constate Muriel Salmona, fondatrice et presidente de l’association Memoire traumatique et victimologie. “Je ne revele rien dans ce livre, tout le monde sait”, a ainsi affirme Camille Kouchner dans Le Monde (article payant).

Cette mecanique, Charlotte Pudlowski la disseque dans “Ou peut-etre une nuit”, une serie documentaire de son podcast “Injustices”. “Toutes les victimes d’inceste ont appris a se taire. (…) C’est tout un systeme structure dans les familles qui vous enseigne le silence. Et ensuite, on vous apprend que si vous parlez, personne ne voudra vous entendre”, decrit la journaliste. Dans de nombreux cas, les membres de la famille ne veulent pas savoir ou ne parviennent pas a admettre ce qui a pu se passer. Ils gardent des oeilleres sur les yeux et se bouchent les oreilles. Y compris la mere de la victime.

“C’etait en 1990. Cette date restera gravee dans ma tete. Ma mere est partie a l’hopital se faire operer de la thyroide. La personne censee etre mon pere – j’ai appris des annees plus tard que ce n’etait pas mon ‘vrai pere’ – a voulu dormir avec moi. J’ai dit non. Puis il y a eu une autre nuit. Et le matin, ma virginite etait finie. J’avais 14 ans”, raconte Marie*. Quand sa mere revient de l’hopital, les viols et les attouchements sexuels continuent. “Ma mere a ressenti des choses. Elle m’a dit : ‘Qu’est-ce qui se passe entre ton pere et toi ?’ J’ai tout deballe. Pourtant, il m’avait dit que si j’en parlais, il allait tous nous fusiller. Ma mere m’a repondu : ‘Je vais regarder ca de plus pres.’ Mais elle n’a rien fait. J’ai vecu six ans d’enfer”, poursuit la quadragenaire, suivie depuis quelques annees par Muriel Salmona, egalement psychiatre-psycho-traumatologue. En plus des violences sexuelles, son beau-pere la frappe, l’insulte, lui interdit d’aller a l’ecole. Une fois, elle doit meme aller a l’hopital pour avorter, “dans le plus grand secret”.

“Tout etait fait pour que personne ne voie rien.”

a franceinfo

A 20 ans, Marie se refugie chez sa grand-mere. Deux ans plus tard, elle quitte la Guyane, dont elle est originaire, pour aller vivre en metropole. “Ma mere me voyait en pleurs. Elle n’a rien fait. En meme temps, elle-meme est une victime traumatisee, qui subit la violence de son mari, avec lequel elle vit toujours. J’ai mal au coeur pour elle, elle est enfermee dans un deni total. Mais je lui en veux car elle ne m’a pas protegee”, expose Marie, qui a, malgre tout, construit sa propre vie. “Souvent, quand la mere a ete complice, la victime lui en veut beaucoup plus qu’a l’auteur lui-meme. Le lien mere-enfant est parfois definitivement abime, car la mere represente celle qui est censee etre la plus protectrice”, constate aupres de franceinfo Dominique Fremy, pedopsychiatre hospitaliere et therapeute familiale.

C’est aussi ce qui s’est produit pour Dounia. Elle ne considere plus sa mere “comme une personne de confiance” depuis que le compagnon de cette derniere l’a agressee sexuellement, quand elle avait 7 ans. A l’epoque, elle se confie a elle. “Sa reaction a ete d’autoriser son petit ami a me parler seul a seule”, regrette-t-elle. “C’etait un dimanche soir. J’etais assise a la table de la cuisine”, relate cette femme de 42 ans aux “souvenirs morcelles”. L’homme la sermonne : “C’etait un jeu entre nous, il ne fallait pas le dire.” Il lui demande de se retracter, argumente aupres de la fillette alors au coeur d’un divorce complique : “Si ton pere l’apprend, tu ne reverras plus ta maman.” Elle s’execute et affirme qu’elle a menti. “Dans le doute, ma mere l’a quand meme vire de la maison”, precise-t-elle. Puis c’est le trou noir. Elle n’en parle plus jusqu’a ses 18 ans.

“Au college, je me scarifiais. Ma mere ne voyait rien. Je me suis construite sans elle, sans son avis ni ses conseils. J’etais le vilain petit canard de la famille, celle qui est sale, qui ment, soupire Dounia. Il aura fallu 30 ans pour que ma mere realise ses erreurs. Mais a l’interieur de moi, je reste profondement seule.” Une perte de confiance logique pour le psychiatre Gerard Lopez. “La reconstruction d’une victime passe par plusieurs etapes. La premiere, c’est la reconnaissance, dont celle de l’entourage”, explique-t-il.

“L’enfant doit comprendre que ce qu’il a subi n’est pas normal.”

a franceinfo

Deuxieme etape : le soin. “Il faut une prise en charge correcte, mais la France est en retard sur ce point, avec un deficit de pedopsychiatres formes”, deplore cet expert pres les tribunaux, co-fondateur de l’Institut de victimologie de Paris. Selon lui, le processus de reconstruction comporte une troisieme etape : le “plus jamais ca.” “C’est le moment ou une victime se dit : ‘Je ne veux pas que ce qui m’arrive arrive aux autres.”’ Ainsi, Sophia*, 19 ans, apres un inceste dans l’enfance, a choisi de suivre une licence de psychologie. “L’envie est venue avec ce que j’ai vecu, lorsque j’ai realise comment j’ai ete traitee. Je veux le faire pour sauver des vies, meme 2 ou 3”, justifie-t-elle.

Sophia avait 9 ans quand son pere a fait irruption dans la salle de bains et l’a agressee sexuellement. Elle en parle a sa mere six ans plus tard. Cette derniere l’ecoute, la croit et l’emmene chez un psychiatre. L’experience reste traumatisante. “Il m’a dit qu’il etait possible que je me trompe, car a 9 ans, on est trop jeune pour comprendre. Que les parents ne peuvent pas faire ca a leurs enfants. Que je n’etais pas en droit d’engager des poursuites, car c’etait mon pere”, rapporte Sophia. Les seances sont stoppees net. Trop tard, le mal est fait. “J’ai eu honte de moi. Je me suis dit que c’etait moi la mechante”, enonce Sophia.

“J’arrivais enfin a m’ouvrir et on me disait : ‘Tu dois te taire’. C’etait violent, comme si on me replongeait dans un etat de silence une deuxieme fois.”

a franceinfo

Depuis, elle a reussi a se tourner vers une autre praticienne, qui l’a reconciliee avec la psychologie. Gerard Lopez, lui, n’est pas surpris par le comportement de son confrere. “C’est classique : les psychiatres ne sont pas plus clairs a ce sujet que l’ensemble de la population. Et il y a le fameux complexe d’OEdipe… Moi-meme, il y a 30 ou 40 ans, je n’aurais pas tenu ce discours. J’ai suivi des formations pendant plusieurs annees”, decrypte le psychiatre de 72 ans. “Les racines profondes du deni autour de l’inceste se trouvent dans notre culture : on n’a pas le droit de toucher au pere. C’est la loi du patriarcat qui domine”, souligne Gerard Lopez.

De fait, “les auteurs de ces violences sont presque exclusivement des hommes, a commencer par des oncles ou des grands-peres, devant les cousins, les peres et les beaux-peres”, pointe la sociologue Alice Debauche, co-auteure d’une grande enquete sur les violences sexuelles, menee par l’Institut national d’etudes demographiques (Ined) et publiee fin novembre 2020. Quant aux victimes, selon la chercheuse, elles sont principalement feminines, meme si les garcons sont aussi concernes, comme le montre certains temoignages publies sur Twitter sous le mot-cle #MeTooGay. Un schema sexiste qui se reproduit et entrave la liberation de la parole. Ainsi, Annabelle estime que le “charisme” et “l’autorite” de son grand-pere ont participe a “la dynamique du secret”. “Comme si son role de patriarche primait sur la loi, comme si j’etais sa propriete par extension et donc que ca ne regardait que lui”, ajoute-t-elle.

“Il faudrait casser la gene autour de ce sujet. On a peur de parler et d’embarrasser les autres donc on ne fait pas de bruit”, estime Sophia, qui deplore “la place sacree du parent”. A contrario, depuis l’affaire d’Outreau, la parole de l’enfant est regulierement remise en cause. Ce fiasco judiciaire des annees 2000 a jete un lourd discredit sur les temoignages des mineurs et rendu la justice frileuse face a l’inceste. “Les choses evoluent ces dernieres annees, mais on passe a travers des cas”, reconnait Sophie Legrand, juge des enfants et secretaire generale du Syndicat de la magistrature, contactee par franceinfo. Si la justice est “souvent impressionnante”, la magistrate estime qu’a l’ecole, l’enfant peut se sentir en confiance pour parler, mais observe surtout qu’il se manifeste quand un educateur intervient a domicile. Ainsi, Sophie Legrand appelle a “developper les outils pour permettre a l’enfant de parler” et a “multiplier les espaces ou il peut le faire”.

“Les enfants ne fabulent pas. Ils tendent des perches : il faut les ecouter. Petite, je me souviens avoir dit a mon pere que je faisais la sieste avec mon grand-pere. Je voulais voir sa reaction, savoir si c’etait normal, explique Annabelle. Il a fait une tete bizarre. J’ai vu qu’il n’etait pas pret a m’entendre.” Alors elle reste bouche cousue. Mais aujourd’hui, les choses ont change : son grand-pere est mort il y a deux ans et elle suit une psychotherapie depuis un mois. A 23 ans, elle veut briser le silence dans sa famille, “gangrenee par l’inceste” : “Je pense arriver a le dire avant mes 30 ans.” L’actualite autour du livre de Camille Kouchner et de #MeTooInceste l’aide “enormement” .”Je me sens moins coupable et honteuse. Le poids que j’ai en moi s’allege un peu, souffle-t-elle. Depuis que la parole se libere, la responsabilite ne repose plus uniquement sur nous, mais aussi sur les adultes autour de nous. On n’est plus les gardiens du secret.”

* Les prenoms ont ete modifies.


Les enfants et adolescents victimes de violences, ainsi que les temoins de tels actes, peuvent contacter le 119, un numero de telephone national, gratuit et anonyme. Cette plateforme d’ecoute et de conseil est ouverte 24h sur 24, tous les jours.

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