“Le patron qui ne voulait pas etre chef”, “entrepreneur democrate”, “ingenieur philosophe”… Depuis des annees, Michel Herve vehicule, d’interviews en conferences, l’image d’un entrepreneur atypique, ayant rompu avec la “culture du chef” et promouvant le “management concertatif” au sein de son entreprise. Meme si son fils, Emmanuel, en est aujourd’hui officiellement le president, Michel Herve reste a 75 ans tres present dans ce groupe qui porte son nom et qu’il a faconne a l’image de sa pensee.
La societe dont a herite de son pere cet ancien depute PS et maire de Parthenay (Deux-Sevres) est aujourd’hui un groupe de 3 000 salaries, dont le siege social est situe a Joue-les-Tours (Indre-et-Loire), operant principalement dans le secteur du second oeuvre du batiment : chauffage, isolation, climatisation. Depuis une vingtaine d’annees, son organisation originale lui vaut la visite de chercheurs ou de journalistes attires par la promesse d’une organisation “sans chef”. “Chez Herve, il est interdit de donner des ordres”, explique Thibaud Briere qui fut employe comme “philosophe d’entreprise” au sein du groupe pendant sept ans, jusqu’en 2018. Toutes les decisions se prennent a la base, et les ‘managers-catalyseurs’, comme les appelle Michel Herve, ont pour role d’agreger les decisions prises au sein des equipes et de les remonter vers le haut”, poursuit-il. Le groupe est regulierement cite en exemple. En 2016, Emmanuel Herve a ete laureat du “Trophee du leader responsable”.
Concretement, l’entreprise est divisee en 180 equipes de 15 a 20 salaries, appeles “intra-entrepreneurs”, qui sont toutes autonomes (chacune a son budget) et libres de choisir leur strategie. Tous les mois, chaque equipe se reunit autour de son “manager d’activite” pour definir ses objectifs. Dans cette organisation, les salaries sont hyper-responsabilises et cumulent souvent, en plus de leur metier de base, la participation (“gratuite” precise parfois Michel Herve) a un “reseau fonctionnel” ou il remplit des missions de ressources humaines, financieres ou organisationnelles. Avantage pour l’entreprise : elle economise sur les services generaux. Il n’y a par exemple officiellement pas de directeur financier et moins de cinq personnes aux ressources humaines.
Michel Herve explique s’etre inspire des tribus iroquoises pour mettre au point cette “solidarite interne”. “C’est comme dans la famille, explique parfois le patron, si l’un fait la vaisselle, et l’autre le menage, vous n’avez pas besoin de femme de menage.” Mais le systeme peut egalement s’averer epuisant a la longue. “Au debut on s’eclate, parce qu’on a plein de responsabilites, explique ainsi un ancien “manager d’activite” qui a quitte l’entreprise recemment. Moi en plus j’etais animateur RH. Si vous y ajoutez la reunion mensuelle avec vos gars, la reunion de territoire avec vos superieurs, a l’arrivee vous avez une semaine par mois consacree a toutes ces fonctions organisationnelles et dans le meme temps il faut faire votre job normal. C’est tres, tres lourd…”
Le systeme a ses avantages. Le groupe favorise la promotion interne. “Michel Herve a une vraie capacite a detecter les competences chez les gens qui vont l’aider a faire progresser son entreprise, explique l’un de ses anciens cadres dirigeants. On peut commencer tout en bas de l’echelle et finir dirigeant du groupe. La contrepartie, c’est que vous etes moins payes qu’ailleurs. Mais on peut vous donner beaucoup de confiance et beaucoup de moyens. Vous avez la capacite de faire les choses. Quand j’etais la-bas, je pouvais engager un million d’euros comme ca ! Maintenant que je suis dans un grand groupe, pour depenser 200 euros il me faut l’autorisation de cinq personnes…”
Michel Herve l’affirme lui-meme, une telle organisation implique d’avoir des salaries “modeles” pour y evoluer. “Le probleme que nous avons dans notre entreprise, c’est d’avoir des managers qui vont reformater des salaries” expliquait-il ainsi devant les etudiants de l’ESC Clermont en octobre 2018 (ici vers 11’30”). Et pour ce patron qui s’interesse aux neurosciences et en finance des programmes de recherche, les salaries peuvent etre classes en trois categories : les dauphins, les moutons et les renards.
Ce “bestiaire” n’est pas une plaisanterie. C’est une theorie enseignee – par le patron lui-meme – au sein du groupe lors de journees de formation. “La premiere fois que j’en ai entendu parler, ca m’a bien fait rire, raconte un ancien manager base en Ile-de-France. Entre collegues on en blaguait, en se demandant qui parmi nous pouvait etre un renard.” Une autre ancienne salariee du groupe se souvient d’etre sortie “un peu perplexe” apres la presentation de Michel Herve lors de sa “journee d’accueil” dans l’entreprise. “Il nous avait fait un discours tres long dans lequel il melangeait plein de concepts en utilisant des mots que beaucoup d’entre nous ne comprenaient pas, se souvient-elle. Ca m’avait un peu interrogee, mais bon, ca faisait deux mois que j’etais dans l’entreprise, et je trouvais l’ambiance sympa.”
Comme dans la fable de La Fontaine, le renard est decrit comme “ruse”, “beau parleur” et “menteur”. Comme l’a ecrit Michel Herve dans son dernier livre (Pour une revolution de la confiance, Dunod, 2020), il est “un veritable poison pour les organisations concertatives”. A contrario, le dauphin est “le salarie modele”, selon Thibaud Briere, qui a lui-meme enseigne cette theorie au sein du groupe jusqu’a son licenciement en 2018, suite notamment a des divergences avec Michel Herve.
Ce philosophe de formation, qui est actuellement en conflit avec le groupe devant les prud’hommes, explique que “dans l’esprit de Michel Herve, le dauphin est celui qui n’a aucun scrupule a faire son auto-critique mensuelle en reunion, qui est du coup capable de ne pas avoir de chef. On a eradique en lui la mentalite hierarchique”. Le mouton, quant a lui, comme on peut le deviner aisement est un “suiveur”, qui a toujours besoin d’un chef. D’apres Thibaud Briere, “il est influencable par les renards, qui peuvent le faire devenir renard. Du coup, le role du manager est de le mettre en situation de travail avec des dauphins pour qu’il devienne a son tour un dauphin”.
Ces elements theoriques, qui nous ont ete confirmes par une quinzaine de salaries et ex-salaries du groupe, semblent avoir des applications pratiques en reunion. D’apres plusieurs compte-rendus internes que la Cellule investigation de Radio France a pu consulter, il apparait qu’a plusieurs reprises, des managers ont ete invites a s’auto-evaluer et a evaluer leurs subordonnes selon cette grille. Lors d’une autre reunion, reservee aux principaux managers du groupe, Michel Herve leur rappelle que leur “premier travail est d’identifier comment sont les personnes : les renards, qui ne permettent pas de fonctionner en mode concertatif, les moutons qu’il faut aider a prendre confiance en eux en leur faisant prendre des risques, pour les amener a devenir des dauphins”. Le fondateur du groupe ajoute ce jour-la : “Il faut donc commencer par supprimer les renards.”
Lors d’une autre reunion, il se fait plus clair : “Michel Herve conseille de commencer par identifier les ‘renards’ et faire en sorte que ceux qui n’acceptent pas de se remettre en cause partent”, indique le compte rendu de reunion. Ce a quoi l’un de ses managers lui repond que s’il “supprime tous les renards, il ferme l’entreprise”. Reponse du patron : il faut etre “vigilant et se concentrer sur les plus virulents, certains pouvant evoluer”.
Ce genre de propos, Michel Herve ne les tient quasiment jamais en dehors de l’entreprise lorsqu’il est amene a presenter sa “philosophie”. Toutefois, le 10 octobre 2018 devant les etudiants de l’ESC Clermont, il explique : “Le drame c’est qu’on ne peut pas faire du management concertatif avec des gens qui ont un comportement, a l’interieur du groupe… [il hesite un peu]… de renard.” “On ne peut pas garder les renards dans une structure comme cela…”, poursuit-il un peu plus tard en expliquant le danger que de tels individus peuvent presenter pour l’entreprise (voir video ci-dessous a partir de 46’47”) :
Contactes, les dirigeants du groupe Herve, Michel et son fils, Emmanuel, n’ont pas commente ces propos. Michel Herve nous a juste renvoye a deux pages de son dernier livre ou il evoque cette “tripartition” et y ecrit que cette “classification ne doit pas servir a ficher les individus, a les enfermer dans une case ou a decider qui merite une augmentation et qui merite de prendre la porte. C’est un outil de comprehension et d’amelioration des autres et de soi.”
Apres avoir recu nos questions, la direction du groupe Herve a organise en urgence une reunion du comite social economique central de l’entreprise dont elle nous a transmis le compte-rendu. Lors de cette reunion, qui s’est tenue le 19 janvier 2021, Emmanuel Herve a commence par remettre aux elus du personnel un communique dans lequel le groupe affirme qu’il ne “ne realise pas de ‘classement’ de ses collaborateurs”. Puis, l’actuel president du directoire demande aux 36 elus du personnel presents s’il existe un mode de classement des collaborateurs. Tous ont repondu qu’ils n’en avaient jamais entendu parler.
Il n’y a qu’un seul delegue syndical (CFDT) dans l’entreprise dont le role s’est, d’apres Michel Herve lui-meme, “fortement restreint”. L’ancien depute socialiste considere que “nous nous representons nous-memes. Certains syndicalistes ont cette capacite d’entreprendre naturelle. D’autres ne peuvent s’empecher d’etre le leader d’un contre-pouvoir. Alors ils preferent partir plutot que d’etre un parmi les autres comme certains cadres.”
Son fils s’est fait plus precis lors d’un CCE de juin 2013 dont la cellule investigation de Radio France a consulte le compte-rendu. Emmanuel Herve y affirme que “dans la plupart des entreprises, les delegues se vivent comme le contre-pouvoir du patron et sont en general elus (…) pour se defendre eux-memes en utilisant les autres”. Il poursuit en affirmant qu’au sein de son groupe, “le role des elus est de veiller a la bonne application de la philosophie et de l’organisation de l’entreprise”.
Il n’y aurait donc pas de “chasse aux renards” au sein du groupe, a en croire ses dirigeants. Thibaud Briere en est moins persuade. “Evidemment, personne n’a jamais ete licencie au motif qu’il etait un renard”, explique-t-il. Mais selon lui, les managers sont bien incites a se debarrasser des elements perturbateurs du systeme. “Des lors qu’un manager a identifie un salarie comme etant un renard, poursuit-il, son role va etre de le discrediter aux yeux de ses collegues en mettant sur la table des mails, des propos qu’il aurait tenu qui tendent a montrer qu’il est dans la duplicite. A partir de la, ces gens vont partir d’eux-memes, parce que la vie leur aura ete rendue impossible.”
Trois anciens salaries d’une agence de communication, Henelia, appartenant au groupe nous ont affirme qu’ils avaient fini par partir en raison de l’ambiance pesante qui y regnait. D’apres eux, une dizaine de salaries ont ainsi quitte la societe ces deux dernieres annees. En fevrier 2018, lors d’une reunion, Karien Herve, la femme de Michel, se plaignait de la presence de “renards” au sein de cette equipe et ajoutait : “La seule facon de s’en sortir est de vider encore plus la structure et de ne conserver que les elements positifs.“
Certains actuels ou anciens salaries que nous avons interroges ne croient pas – ou plus – a la philosophie du groupe qui pose comme premier postulat que tout doit se dire lors des reunions mensuelles qui rythment la vie des equipes. Un principe de transparence absolue que Michel Herve exprime souvent ainsi : “On est comme dans un camp de nudistes.” “Il nous a ete expressement interdit d’avoir des conversations sur la situation de l’entreprise a la machine a cafe, explique un actuel salarie du siege, tout doit se dire en reunion.” D’apres un manager qui a quitte le groupe l’an dernier, “il n’y a aucune liberte d’expression dans l’entreprise en dehors de ces reunions ou en realite personne ne se sent libre de parler. On voit bien tout de suite qu’il y a un consensus qui s’installe. Et si on ne pense pas comme les autres, on va etre cible.” “Si vous n’etes pas d’accord, on vous fait changer d’avis, quitte a y passer 12 heures en reunion, affirme un autre cadre parti il y a quelques annees. On pouvait finir a 22 heures une reunion qui avait commence a 9 heures du matin, avec plateau repas le midi en continuant a travailler.”
La democratie dans l’entreprise a d’ailleurs ses limites. Tous les ans, tous les managers sont evalues par leurs equipes, via un questionnaire, theoriquement anonyme, comportant une quarantaine de questions. Tous, sauf Michel et Emmanuel Herve. “Je lui avais demande pourquoi un jour, raconte un ancien cadre, il m’avait repondu en rigolant que c’etait parce qu’il etait le seul a avoir le droit de se comporter comme un dictateur.”
Sur une vingtaine d’anciens salaries que nous avons interroges, presque tous ont accepte de parler, a condition qu’ils restent anonymes. “C’est un petit milieu”, nous ont-ils souvent explique, parlant de leur secteur du batiment ou de la region tourangelle pour ceux qui travaillaient au siege. D’autres nous ont explique qu’a leur depart, ils avaient signe une clause, dans le cadre d’une rupture transactionnelle, qui leur interdisait de parler publiquement de leur ancienne societe. L’un d’entre eux, apres reflexion, a neanmoins accepte d’apparaitre sous son nom.
Christian Laffont a travaille 23 ans au sein du groupe, jusqu’en 2014. Il y a notamment cree et dirige une filiale specialisee dans les energies renouvelables. Six ans apres, evoquer son eviction du groupe est toujours un exercice douloureux pour lui. “Je sentais bien que j’etais sur la sellette, raconte-t-il. Je suis arrive pour ma reunion mensuelle, qui etait animee par Emmanuel Herve. Au moment ou j’ai voulu parler, il m’a intime l’ordre de me taire, et la, il m’a cloue au pilori. Pendant de longues minutes il a remis en cause mes capacites, m’a dit que je n’etais plus digne de mes subordonnes, que je les manipulais selon lui. Cela a ete tellement violent, que je me suis evanoui. J’ai fait un malaise vagal. Quand je suis revenu a moi, il etait toujours la, me regardant, et prenant a temoin mes collegues en affirmant que je faisais du cinema, et que je cherchais a manipuler tout le monde. C’etait incroyablement violent. Quelques jours plus tard, alors que j’etais en arret, j’ai recu ma lettre de licenciement.”
Ces elements nous ont ete confirmes par un temoin de la scene, Thibaud Briere, mais egalement par des compte-rendus de reunion dans lesquels Emmanuel Herve affirme que Christian Laffont n’etait pas “mourant” et qu’il aurait tente de “creer un incident” pour abreger la reunion. Christian Laffont a conteste son licenciement devant les prud’hommes, qui lui ont donne raison.
“La conflictualite en reunion est une strategie assumee au sein du groupe Herve, affirme Thibaud Briere. Michel Herve affirme que les conflits creent de la fraternite”, poursuit-il. Ce que le patron assume parfois publiquement en affirmant : “Engueulez-vous tous les jours avec votre femme, et vous ne divorcerez pas.”
Cette consigne de “tout mettre sur la table en permanence” peut neanmoins avoir des effets deleteres, d’apres certains. “A force de tout se dire, ca m’est arrive de me rendre compte que j’avais jete un de mes responsables en pature aux autres, explique un ancien cadre dirigeant. Sous pretexte de soulever un probleme, tout le monde lui tombait dessus. A force de, sans cesse, suggerer des ameliorations, le groupe va se sentir en position d’executer la personne.”
D’apres plusieurs salaries et ex-salaries, le turn-over serait important, notamment chez les cadres du Groupe Herve, qui n’a pas repondu a nos questions sur ce sujet. “Pour les techniciens, cette organisation presente de vrais avantages en termes d’autonomie, explique l’un d’entre eux. Vous etes libres de choisir vos horaires par exemple. Plus on est eloigne du siege et plus on peut croire a la philosophie et a l’histoire que raconte l’entreprise. Mais quand on y est…”
D’autres denoncent l’omnipresence du patron dans tous les actes de la vie de l’entreprise : “J’ai souvent vu Michel Herve debarquer au beau milieu d’une reunion, raconte l’un d’eux. Il entre, il s’assoit dans un coin et il ferme les yeux, comme s’il meditait… Et puis soudainement, il interrompt en disant : ‘Stop, toi, tu viens de dire ca…’ Et la, c’est parti pour un monologue qui peut durer deux heures ou il va faire l’analyse de tout ce qui vient d’etre dit en usant de concepts philosophiques et en nous racontant sa rencontre avec le Dalai-Lama.”
Le modele des “entreprises liberees” auquel s’apparente le Groupe Herve inspire aujourd’hui des grands groupes (Michelin, Airbus…). Ces dernieres annees, Michel Herve a regulierement recu des delegations de grandes entreprises dans le cadre de learning expeditions (“voyages d’etudes”) dans ses locaux parisiens situes pres de la Tour Eiffel (voir le tweet ci-dessus ou il recoit une delegation de cadres de Kiabi en 2017).
Toutes les etudes menees sur ces “entreprises liberees” ne concluent pourtant pas qu’elles soient synonymes de “liberation” pour les salaries. La sociologue Daniele Linhart, qui y a consacre plusieurs travaux considere que dans ces societes, les salaries restent sous controle. “Le discours de ces patrons, c’est qu’on rompt avec ce prisme anterieur qui etait celui de la necessite d’exercer une emprise sur les salaries a travers des procedures, des protocoles et un encadrement important, explique cette directrice de recherche au CNRS. Mais l’emprise va s’exercer d’une maniere differente, que j’analyse comme sectaire. Il faut que les salaries se transforment en followers de la vision de leur leader. Le leader, c’est le patron, et comme le disent certains, les salaries sont libres : s’ils ne sont pas d’accord, ils sont libres de prendre la porte. Mais s’ils l’integrent bien, ils sont libres de mettre en oeuvre la vision de leur leader.”
Un autre sociologue du travail, Alain d’Iribarne, pourtant assez proche de Michel Herve avec qui a il a cosigne un livre, avait exprime les choses a peine differemment lors d’une conference commune avec le chef d’entreprise : “J’ai longtemps considere Michel Herve comme un prince eclaire qui avait compris comment gerer ses barons. Mais cela n’expliquait pas tout. J’ai fini par comprendre qu’en realite, il s’agissait plutot d’une sorte de Dieu le pere.”