PORTRAIT. “Nous voulons simplement qu’aujourd’hui, nos vies comptent” : un couple d’Afro-Américains raconte 30 ans de racisme à La Nouvelle-Orléans

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Joanne et Brian Toval sont arrivés tout sourire, comme deux amoureux, dans le jardin de leur voisine, sur Esplanade Avenue, l’avenue chic des riches créoles, au nord du quartier français de La Nouvelle-Orléans. Avec la pandémie de Covid-19 qui ravage la Lousiane, les deux sexagénaires ont préféré cet endroit, aéré et ensoleillé, pour nous raconter le racisme au quotidien dans ce qui fut le plus grand marché aux esclaves des Etats-Unis, au XIXe siècle.

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Cette histoire défile depuis trente ans devant le perron de leur maison colorée. Comme si les Noirs, aux Etats-Unis, n’avaient toujours pas droit à une citoyenneté ordinaire. Ce sera l’un des défis de Joe Biden, qui prête serment mercredi 20 janvier pour devenir le 46e président des États-Unis d’Amérique : renouer la confiance avec la communauté afro-américaine.

Joanne et Brian, 62 et 65 ans, sont de ceux-là. Elle est infirmière à la retraite, il est musicien professionnel, et par ailleurs informaticien dans le milieu médical, prospère en Louisiane. Le couple pourrait incarner, comme dans un beau film, l’intégration tranquille de deux Afro-Américains de la middle class dans cet État du Deep South. C’est oublier le racisme quasi institutionnalisé, héritier poisseux et vicieux des temps esclavagistes, et plus ou moins directement encouragé par le parti républicain. Des années durant, le Grand Old Party s’est ainsi ingénié à séduire par tous les moyens l’électorat blanc du Sud, dans ces États qui, depuis l’affranchissement des esclaves par Abraham Lincoln, votaient massivement bleu (démocrate). Depuis, La Nouvelle-Orléans fait figure de forteresse démocrate retranchée dans un État rouge sang (républicain).

Le vent s’est levé dans le jardin et nous nous abritons sous le porche de la maison. Joanne et Brian Toval prennent la parole chacun leur tour, complices. Et racontent, comme s’ils l’avaient déjà fait mille fois, souriants et détachés, leur arrivée dans ce quartier de La Nouvelle-Orléans, il y a maintenant trente ans. “Nous pensions alors, raconte Brian, qu’ici c’était un quartier mixte et que nous n’allions pas subir de discriminations. Nous nous étions trompés : à notre arrivée, des gens ont jeté des œufs sur notre voiture.”

Le paisible couple veut y voir un hasard, ou de la méchanceté d’enfants en errance. Après des altercations provoquées par leurs voisins d’alors, ils comprennent qu’ils sont les premiers Noirs du quartier à posséder une maison. “Tous les autres Noirs étaient locataires, poursuit Brian. Alors, qu’un jeune couple afro-américain s’installe ici, c’était presque comme leur voler leur quartier. Nous étions stupéfaits.” Avec, en creux, la crainte que l’arrivée de ces voisins indésirables trouble la quiétude de l’endroit. Brian a grandi auprès de sa mère, à cinq minutes à pied de là, et n’a changé de quartier que dans les années 1990, trois décennies après le Civil Rights Act qui a abrogé la discrimination raciale, en 1964. Il n’avait jamais vraiment envisagé le mur virtuel qui sépare toujours, dans la tête de ses voisins racistes, le monde des Blancs de celui des Noirs. La réalité l’a violement rattrapé. “Ils ont empoisonné mon chien, vandalisé ma voiture… Alors que j’ai littéralement déménagé à cinq minutes de la maison de mon enfance, où tout allait bien…”, se souvient Brian.

Le couple choisira de rester sur Esplanade Avenue. Pour se protéger, ils font construire un parking sur leur propriété, pour ne pas devoir laisser, comme tout le monde, leur voiture dans la rue, et risquer qu’elle soit une fois encore vandalisée. Et installent une clôture, parce qu’on ne sait jamais. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, qu’un voisin, enfin, viendra se présenter à leur porte, en les félicitant d’avoir, depuis leur arrivée, bien tenu leur maison. Avec une satisfaction quasi étonnée, comme si deux Noirs ne pouvaient vivre autrement que dans le désordre et la crasse. Joanne et Brian se sentent insultés, mais ne disent rien. “Nous ne pouvions rien faire, reprend Brian. Nous avons fait tout ce qu’il fallait pour embrasser le rêve américain. Nous sommes allés à l’école, nous avons évité les ennuis. Et nous avons été traités comme des citoyens de seconde zone.” 

“Aujourd’hui, complète Joanne, les gens ne lancent plus des œufs sur la maison et ne mettent plus de crottes de chien sur notre porche. Mais nous avons dû nous imposer, parfois en haussant la voix. Sans violence, mais fermement.” Elle connaît trop bien la fragilité de leur condition. Dans sa mémoire, les lugubres cagoules des suprémacistes blancs du Ku Klux Klanc qui rôdaient, le soir pour aller brûler des croix devant les maisons des Noirs ne s’effaceront jamais.

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Brian, lui, se souvient qu’enfant, il est arrêté par hasard avec un ami par la police de la paroisse de St Bernard. À son jeune camarade d’infortune blanc, le policier demande gentiment si sa mère sait qu’il est ici, au poste de police. À lui, le policier lance perfidement : “Toi, le Nègre, tu ne reverras jamais plus tes parents.” Il faudra deux ans au petit garçon qu’il est alors pour oublier cet épisode traumatisant, le premier d’une longue série de vexations et d’intimidations en tous genres. Une autre fois, il est tabassé par la police après qu’une de ses petites amies l’a accusé, injustement, de l’avoir frappée. Plus tard, une fois adulte, au travail, Brian travaille plus et mieux que les autres. Mais on lui refuse une promotion, à lui, le Noir.

“J’étais plus qualifié que les autres, et ce sont les gens que j’ai formés, que je supervisais, qui sont devenus mes superviseurs. J’ai fini par quitter ce travail. Je préférais vivre sous un pont plutôt que de devenir une sorte d’esclave.”

à franceinfo

Depuis, les choses se sont apaisées. Brian et Joanne ne subissent plus, comme avant, les manifestations du racisme exacerbé. Il est là, encore, en pointillé : c’est vrai, concèdent-ils, qu’à part leur voisine, ils n’ont finalement pas beaucoup d’amis blancs, dans le quartier. 

De ce récit douloureux, le couple paraît détaché. À l’heure où les démocrates ont rejoint la Maison Blanche et conquis autant le Sénat que la Chambre des représentants, du chemin reste à faire. Le ticket Joe Biden-Kamala Harris pourrait bien incarner la possibilité de nouvelles pages pour la lutte pour l’égalité. Une forme d’espoir, en somme. Joanne et Brian veulent y croire, mais leur vie, à cheval entre le temps de la ségrégation et celui de l’inclusion, leur a appris la réserve et la prudence. Comme si rien n’était jamais gagné. “Quand Donald Trump disait ‘Make America Great Again’, c’était comme un code pour ‘Make America White again’, souligne Joanne. Beaucoup de choses que Donald Trump a dites n’étaient qu’une succession de signaux codés envoyés aux Noirs pour les remettre à leur place… Et c’était quasiment hier !”

Joanne affiche, dit-elle, un optimisme “prudent” : partout dans le monde, elle s’est étonnée de voir de plus en plus de Blancs rejoindre le mouvement Black Lives Matter pour lutter contre le racisme systémique envers les Noirs. “Joe Biden n’est pas parfait, conclut Joanne. Il n’est pas blanc comme neige et lui aussi a participé à l’oppression des Noirs. Mais c’était une époque où c’était la norme. Et ce qui nous a marqués, c’est que pour la première fois de notre histoire, lors du mandat Obama, un Blanc se mettait au service d’un homme Noir et se laissait guider par lui en le respectant. Ne regardons pas les erreurs du passé. Nous voulons simplement qu’aujourd’hui, nos vies comptent.”