Le même scénario se répète presque tous les jours depuis le vendredi 15 janvier : le plus souvent à la nuit tombée, des adolescents souvent mineurs et des jeunes étudiants d’une vingtaine d’années, se rassemblent dans les rues et commencent à crier leur colère en bravant le confinement et le couvre-feu. Des scènes similaires se sont produites dans les banlieues populaires de Tunis, la capitale, et dans plusieurs villes : Sousse, Kasserine, Kairouan, Kef. Il s’en suit des affrontements parfois violents avec les forces de l’ordre, des scènes de pillage dans certains magasins, des attaques contre des vitrines de banques.
Les manifestants n’ont pas de revendication précise mais défilent aux cris de “travail, liberté, dignité sociale”, le slogan du soulèvement d’il y a 10 ans. Les raisons de la colère sont multiples. La principale, c’est la situation sociale. On peut lire des graffitis sur les murs du style “ceci est la révolution des affamés”. Le taux de chômage des jeunes atteint 36%, l’économie est paralysée par les restrictions liées à l’épidémie de Covid : tourisme à l’arrêt, écoles fermées. Le pays compte “seulement” 6000 morts pour 11 millions d’habitants, un bilan honorable, mais les chiffres de contamination augmentent. S’y ajoute une frustration croissante vis-à-vis de la classe politique et de réformes qui tardent à arriver.
Les arrestations sont très nombreuses: 600 arrestations selon les forces de police, plus de 1000, dont beaucoup de mineurs, selon les ONG de défense des droits de l’homme. C’est énorme en une semaine, même si bien sûr les forces de l’ordre ont pour mission de mettre fin aux émeutes et aux pillages. Qui plus est, de nombreux témoignages évoquent des arrestations arbitraires, parfois dans les domiciles privés, sans mandat d’arrêt. Avec dans la foulée des procès expéditifs, sans avocats, sans assistance médicale alors qu’il y a des blessés. Dans le seul tribunal de Ben Arous dans la banlieue de Tunis, plus de 100 personnes ont été jugées en 4h. Et le pouvoir en a aussi profité pour arrêter des blogueurs qui défendent les manifestants sur les réseaux sociaux. Plusieurs associations de défense des droits de l’homme dénoncent cette gestion sécuritaire de la crise, et une instrumentalisation de la pandémie pour mieux limiter les libertés publiques. Avec le risque que ça rajoute de l’huile sur le feu, sans résoudre les causes de la colère.
Tout ça se déroule aussi sur fond de crise politique. Le pays a changé trois fois de chef de gouvernement en un an. Un vaste remaniement ministériel a encore eu lieu samedi 16 janvier. La colère vise d’abord les partis politiques, incapables de s’entendre, soupçonnés de corruption. Le président Kais Saïed, lui, est relativement épargné par la critique : il a été élu en grande partie par ces quartiers populaires qui se soulèvent aujourd’hui, et se positionne lui-même en critique des partis. Mais tout ça ne règle rien. Bref, la Tunisie, seul pays rescapé de l’élan démocratique des soulèvements arabes d’il y a 10 ans, vit des heures difficiles.